À l’aube de la pandémie, le Canada comptait peu de main-d’œuvre à domicile en comparaison aux autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La plupart des employeurs étaient réticents à ce mode d’organisation, ne le permettant que de temps à autre de peur que loin du chat, les souris dansent. La COVID-19 a toutefois pressé bon nombre d’entre eux de s’y convertir. Même imposé à la hâte et à contrecœur, le télétravail présente ses avantages pour votre entreprise. Voici quelques explications et conseils pour le gérer efficacement.
Bénéfique, le télétravail
Chose certaine, le travail à distance aurait progressivement gagné en popularité avec l’évolution des technologies et des mentalités. Il s’est plutôt édicté en norme en quelques semaines seulement, pour limiter la propagation du coronavirus. Environ 40 % des Canadiens occuperaient leurs fonctions en pantoufles; c’est presque quatre fois plus qu’avant la crise sanitaire.
Cette transformation soudaine et radicale du marché de l’emploi permet à la professeure de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal Tania Saba d’étudier bien avant l’heure l’impact du travail numérique. Avec quelques collègues chercheurs, elle sonde les télé-employés. Leur premier constat? Jusqu’ici, 37 % des répondants observent une hausse de leur productivité depuis le début de la pandémie.
Rien de surprenant pour la professeure à l’École des sciences de l’administration de la TÉLUQ Diane-Gabrielle Tremblay : « Les télétravailleurs sont plus concentrés loin de leurs coéquipiers, parce que les espaces collaboratifs, très à la mode en ce moment, amènent leur lot de bruits et distractions. » Terminé également, les discussions sur la pluie et le beau temps dans le corridor entre deux réunions.
Non, ceux qui accomplissent leurs tâches à la maison ne sirotent pas des cafés en regardant Casa del papel sur Netflix. Au contraire, beaucoup se rivent sur leur boîte courriel aussitôt tirés du lit, dînent le nez rivé à l’écran et ont du mal à décrocher. La vie professionnelle s’infiltre souvent sournoisement dans l’intimité lorsqu’elles occupent le même espace.
Néanmoins, l’auto-boulot-dodo est une chose du passé. Le temps de transport est récupéré pour traîner sous les draps, courir, prendre soin des enfants, se divertir, s’instruire. Si les travailleurs sont plus efficaces dans le confort de leur foyer, c’est qu’ils sont moins stressés, plus en forme et comblés par la richesse de leur vie personnelle, en particulier lorsqu’ils ne sont pas dans l’obligation de se soumettre à des règles de confinement.
En général, les salariés qui restent à demeure sont reconnaissants de la flexibilité de leur employeur. Ils ont le sentiment que ce dernier respecte et considère comme important leur bien-être, ce qui renforce leur loyauté. Pourquoi quitteraient-ils leur emploi s’ils ont de bons résultats et quelques heures à accorder à leurs loisirs, santé ou famille? À long terme, la délocalisation des postes pourrait donc diminuer le taux de roulement des PME et leur permettre d’économiser efforts et dépenses liés au recrutement et à la formation.
Spécialiste en gestion des ressources humaines, Diane-Gabrielle Tremblay croit que le travail à la maison est un facteur d’attraction qui a trop longtemps été ignoré par les PME. « Les petites organisations n’ont pas les moyens de dispenser les salaires des plus grandes. Par contre, ce qu’elles peuvent offrir, c’est de la souplesse et une qualité de vie : la semaine de quatre jours, des horaires flexibles ou du télétravail. »
Un sondage de la firme Léger mené en avril indiquait que 79 % des Canadiens prenaient goût à leur expérience virtuelle. L’étude de Tania Saba, quant à elle, révèle que 52 % souhaitent ne jamais retourner au bureau, une proportion qui augmente depuis le début de la crise.
Le plaisir croît avec l’usage, probablement parce que les entreprises s’adaptent petit à petit à la nouvelle réalité. Le télétravail précipité et artisanal fait place à des processus bien établis et des outils efficaces qui rendent l’exécution des tâches plus agréable. Dans les PME surtout, où le manque de ressources est plus criant, la COVID-19 favorise l’innovation. C’est une autre conclusion de l’enquête de Tania Saba : « Les employés nous ont confié chercher des solutions pour simplifier les communications et la gestion des projets. Ils testent des logiciels gratuits, suivent des formations en ligne, demandent conseil à leurs amis et collègues », explique-t-elle.
Hausse de la productivité, de la rétention, de l’attractivité, de l’innovation : tout indique que poursuivre le télétravail est une bonne idée. Mais comment le diriger intelligemment? Voici nos astuces et ceux des experts interrogés.
Abandonnez vos vieux réflexes
Dans le secteur des PME, le mode de gestion à la vue est très répandu. Pour connaître l’avancement des projets, propriétaires et dirigeants observent et surveillent leur équipe, rôdant par exemple autour des bureaux en quête de comptes-rendus ponctuels et informels. En télétravail, il est primordial de ne pas reproduire cette stratégie de contrôle à coup d’innombrables courriels et de réunions, lesquels pourraient amener votre personnel à ressentir de la pression ou une perte d’autonomie.
Il faut au contraire adopter une approche d’encadrement, en fixant à chacun des objectifs clairs, détaillés et atteignables et des délais réalistes. Spécifiez concrètement vos attentes et les tâches à effectuer. Mettez en place des processus pour obtenir des suivis et de la rétroaction, en planifiant par exemple une rencontre hebdomadaire. Faites confiance à vos employés pour favoriser l’indépendance.
Si des gestionnaires vous prêtent main-forte, votre priorité, selon Diane-Gabrielle Tremblay, est de vous assurer qu’ils sont bien à l’aise avec le fait de ne pas avoir tout le monde sous les yeux. « Très souvent, on observe que les cadres supérieurs sont réticents à l’idée de voir leur équipe dispersée, mentionne-t-elle. Ils se sentent bousculés dans leurs habitudes, ce qui les amène à avoir une attitude négative envers les salariés. » Sensibilisez-les à l’importance de revoir leurs pratiques managériales et, au besoin, offrez-leur de la formation.
Soyez flexibles et rassembleurs
Le président de Télétravail Québec déconseille d’offrir le travail à domicile à temps plein. Au nom de son association qui promeut les bonnes pratiques, José Lemay-Leclerc recommande une présence hebdomadaire au bureau pour favoriser la collaboration et diminuer les risques d’isolement qui nuisent à la productivité. La stratégie de rétention la plus intéressante demeure de laisser chacun choisir quand il vous rendra visite durant la semaine. Faites preuve de souplesse pour faciliter la vie familiale.
« L’important, c’est de préserver un équilibre entre la maison et le bureau. »
– José Lemay-Leclerc, président de Télétravail Québec
Si vous imposez le travail à distance à temps complet à tous dans le but d’épargner loyer et autres frais, prévoyez un budget pour louer un espace quelques jours par mois. Animez un appel conférence avec tout le monde au moins une fois par semaine. Rassemblez votre équipe pour qu’elle soit tissée serrée.
Les études stipulent que jumelé à des retrouvailles ponctuelles, le travail à la maison exacerbe la cohésion, surtout au sein des PME. Chacun est davantage témoin des décisions, changements et orientations de l’entreprise, puisqu’ils sont partagés par courriel. Prenez soin de faire circuler l’information pertinente à l’ensemble des membres de votre escouade.
L’impression d’être tenu à l’écart du centre de décision ou de ses gestionnaires est un obstacle à l’efficacité. Assurez-vous que tout le monde ait une vue d’ensemble du travail accompli par les pairs et des réussites de votre organisation.
Humanisez vos rapports
Pour souder l’équipe et apporter un peu de chaleur aux échanges, il est important de reproduire les moments informels de la pause-café. En ligne, suggérez des déjeuners, des lunchs, des 5 à 7 en petits groupes, des promenades conférences afin que les participants puissent s’exprimer et partager librement. Ajoutez une touche ludique à vos réunions virtuelles en invitant vos employés à présenter leurs enfants, leurs animaux de compagnie ou le décor derrière leur caméra.
Organisez de sympathiques concours de création de masques ou de recettes de Purell. Inaugurez un club de lecture et échangez les livres par la poste. Pour stimuler l’apprentissage, imaginez des jeux-questionnaires à propos de vos services, produits et clients ou sur l’histoire de votre PME et de votre profession. Pourquoi ne pas mettre sur pied un programme de parrainage? Si vous disposez de temps, redoublez d’initiatives en planifiant des webinaires.
Prêtez également attention à votre bien-être et à celui de vos ressources, en encourageant par exemple chacun à se dégourdir les jambes sur quelques kilomètres de manière à compléter un marathon collectif. Conviez tout le monde à des séances de danse, de cardio ou de yoga en vidéoconférence; YouTube regorge de cours gratuits intéressants.
Intégrez d’abord
Diane-Gabrielle Tremblay mentionne qu’il est préférable d’attendre que l’employé soit bien intégré avant de lui offrir l’option de travailler chez lui. Elle suggère une période de six mois à un an; de cette manière, il cumule du savoir inopiné, notamment en entendant ses collègues et gestionnaires discuter planification et clients devant le micro-ondes ou dans les couloirs. Il solidifie également ses liens et s’approprie les valeurs de votre entreprise.
Miser sur une approche progressive, en autorisant tout d’abord votre recrue à rester à la maison le vendredi, puis le jeudi, jusqu’à en arriver aux standards de votre PME, peut aussi être bénéfique. Ainsi, si cette dernière n’est pas à l’aise avec la technologie, vous avez du temps pour lui offrir de la formation. Vous pouvez de plus apprendre à bien la connaître pour être en mesure de remarquer des fluctuations de son comportement en cas de malaise psychologique.
À distance, il est plus difficile de noter les variations de la concentration et de la motivation. Soyez plus alertes, observez les visages dans vos écrans. Si vos activités sont entièrement numériques, priorisez l’accompagnement de votre nouveau membre en organisant avec lui plusieurs rencontres par semaine.
Investissez
Bien maîtriser les outils à la fine pointe de la technologie dont on dispose, voilà la clé de l’efficacité en télétravail. Pour vous démarquer, vous devez vous doter d’équipements, de logiciels et d’infrastructures informatiques conviviaux, performants et sécuritaires, en plus d’offrir des formations pour optimiser leur utilisation.
Mais qui paiera la facture? La pandémie pèse lourd sur les employeurs du pays, qui se sont vus dans l’obligation de fermer leurs portes ou de mettre en place des mesures de distanciation sociale se posant en obstacle à leur productivité. La dette moyenne des PME s’élèverait à 150 000 $, d’après un sondage de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) publié au début du mois de juin. Et les programmes de soutien du gouvernement canadien, comme la Subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC) ou le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes (CUEC), suffisent à peine à payer le loyer et les factures d’électricité.
Selon la FCEI, les propriétaires ont besoin de ressources additionnelles à moyen et long terme pour couvrir les infrastructures nécessaires au travail virtuel. « Même si nous leur accordons des milliards de dollars tout de suite, ces sommes serviront à acquitter leurs dettes, tout simplement », déplore Gopinath Jeyabalaratnam, porte-parole de l’organisme à la défense des besoins des gens d’affaires. Il faudra donc penser à des subventions, des crédits d’impôt ou des programmes pour financer le télétravail et la formation.
Ce n’est pas tout : certains sont prêts à investir du temps et une partie de leur budget dans la conversion numérique, mais sont dans l’impossibilité de le faire, faute d’avoir accès à un réseau cellulaire ou à internet haute vitesse. « Pour que l’on puisse faire du télétravail ou du commerce en ligne, il va falloir que nos dirigeants s’attaquent à ce problème pancanadien, qui touche même des zones à proximité des grandes villes », met au jour Gopinath Jeyabalaratnam.
« On demande aux décideurs un plan de soutien aux PME à long terme, en deux étapes. Tout d’abord, il faut leur donner les liquidités dont elles ont besoin pour survivre. Quand ce sera fait, là, on pourra penser à les aider à se moderniser, en garantissant un accès à la 4G et en offrant du financement. »
– Gopinath Jeyabalaratnam, porte-parole de la FCEI
Au Québec, le gouvernement Legault a annoncé en mai une enveloppe de 150 M$ pour implanter des infrastructures de télécommunications dans les endroits les moins desservis. Grâce au projet Régions branchées, 70 000 foyers devraient naviguer sur un réseau haut débit d’ici 2022.
Chose certaine, l’impact des mesures de confinement sur l’économie aurait été réduit si les organisations canadiennes avaient entamé leur transformation numérique avant la crise sanitaire. Pour preuve, il suffit de penser aux quelques coiffeurs propriétaires qui ont mis à profit leur plateforme de cybercommerce pour s’improviser distributeurs de soins capillaires personnalisés ou aux psychologues qui avaient débuté des suivis thérapeutiques par visioconférence.
Il y a du bon dans la COVID-19 : elle accélère la modernisation des entreprises du pays en rappelant l’urgence d’exploiter les nouvelles technologies et de s’ouvrir au télétravail. Reste à voir si cet élan faiblira en même temps que le virus.
La réponse
Dois-je poursuivre le télétravail? Oui, vous devriez poursuivre le télétravail. La recherche porte à croire qu’il contribue à la productivité, à la créativité, au bien-être et à la fidélisation des employés. Les experts suggèrent de l’offrir à temps partiel, en laissant à vos membres la liberté d’aménager leurs horaires. Sondez votre équipe, regardez comment ça se passe et inspirez-vous des bonnes pratiques, en adoptant par exemple une stratégie d’encadrement ou en humanisant vos interactions.